La « Résistance » Selon Saint Robert Bellarmin : Un Autre Mythe Traditionaliste

Publié le par Études Antimodernistes

Par M. l'Abbé Anthony Cekada

 

St. Gertrude the Great Newsletter, Octobre 2004.

EtudesAntimodernistes.fr, Septembre 2016.

 

 

Depuis les années 1970, d’innombrables auteurs traditionalistes, qui ont rejeté les enseignements de Vatican II et la Nouvelle Messe mais qui s’opposent au sédévacantisme, ont justifié leur propre position en recyclant sans y réfléchir la citation suivante de saint Robert Bellarmin :

 

« Tout comme il est licite de résister à un Pontife qui attaque le corps, il est tout aussi licite de résister au Pontife qui attaque les âmes ou détruit l’ordre civil ou, à plus forte raison, essaie de détruire l’Église. Je dis qu’il est licite de lui résister en ne faisant pas ce qu’il ordonne de faire et en empêchant l’exécution de sa volonté. Il n’est pas licite, cependant, de le juger, de le punir, ou de le déposer, parce que ce sont là des actes relevant d’un supérieur. » (De Romano Pontifice, II.29.)

 

Ce passage, nous a-t-on répété à de multiples reprises, soutient l’idée que le mouvement traditionaliste peut « résister » aux fausses doctrines, mauvaises lois et liturgie sacrilège que Paul VI et ses successeurs ont promulguées, tout en continuant à les « reconnaître » comme vrais Vicaires du Christ. (Cette idée étrange est aussi attribuée à d’autres théologiens comme Cajetan).

 

La même citation de Bellarmin – nous a-t-on dit aussi – détruit le principe qui soutient le « sédévacantisme » (à savoir qu'un pape hérétique perd automatiquement sa charge) parce que les sédévacantistes « jugent » et « déposent » le pape.

 

Ces conclusions sont en fait un nouvel exemple de comment le peu de rigueur intellectuelle dans les polémiques traditionalistes donne naissance à des mythes qui passent bientôt pour des vérités quasi-révélées.

 

Quiconque consulte réellement les sources originales et connaît un peu les distinctions fondamentales du droit canon en vient à un ensemble de conclusions complètement différentes quant au sens de ce fameux passage sur la « résistance », à savoir :

  1. Saint Robert Bellarmin parle ici d’un pape moralement mauvais qui donne des ordres moralement mauvais – et non pas d’un pape qui, comme les papes de Vatican II, enseigne l’erreur doctrinale ou impose des lois nuisibles.

  2. Le contexte de cette citation est un débat au sujet des erreurs du gallicanisme, et non pas du cas d’un pape hérétique.

  3. Bellarmin justifie ici la « résistance » de la part de rois et de prélats, non pas des Catholiques individuels.

  4. Bellarmin enseigne au chapitre suivant de son ouvrage (30) qu’un pape hérétique perd automatiquement son autorité.

Autrement dit, ce passage ne peut ni être appliqué à la crise actuelle ni être invoqué contre le sédévacantisme. Ici s’impose un bref commentaire sur chacun de ces quatre points.

 

 

I. De Mauvais Ordres, et non pas de Mauvaises Lois

 

Oui, les traditionalistes résistent aux fausses doctrines (par exemple, sur l’œcuménisme) et aux mauvaises lois (par exemple, la nouvelle messe) promulguées par les papes post-conciliaires.

Mais dans sa fameuse citation, Bellarmin parle d’un cas complètement différent : il a été interrogé au sujet d’un pape qui attaque injustement quelqu’un, trouble l’ordre public, ou « essaie de tuer les âmes par son mauvais exemple » (animas malo suo exemplo nitatur occidere). Dans sa réponse, il dit qu’« il est licite de lui résister en ne faisant pas ce qu’il ordonne » (…licet, inquam, ei resistere, non faciendo quod jubet).

Ces mots décrivent un pape qui donne un mauvais exemple ou de mauvais ordres, plutôt que – comme dans le cas de Paul VI et de ses successeurs – un pape qui enseigne l’erreur doctrinale ou impose de mauvaises lois. Ceci ressort clairement du chapitre 27 du De Comparatione Auctoritatis Papæ et Concilii de Cajetan, que Bellarmin cite aussitôt après pour appuyer sa position.

 

Tout d’abord, dans le titre du chapitre 27, Cajetan dit qu’il va discuter d’un genre de faute papale « autre que l’hérésie » (ex alio crimine quam hæresis). L’hérésie, dit-il, modifie complètement le statut de chrétien d’un pape (mutavit christianitatis statum). C’est le « plus grand crime » (majus crimen). Les autres sont des « crimes moindres » (criminibus minoribus) qui « ne l’égalent pas » (cetera non sunt paria, [ed. Rome : Angelicum 1936] 409).

Ni Bellarmin, ni Cajetan ne parlent donc de « résister » aux erreurs doctrinales d’un pape tout en continuant à le considérer comme un vrai pape.

 

Deuxièmement, tout au long du De Comparatione, Cajetan fournit des exemples précis de méfaits papaux qui justifient réellement l’opposition de la part de ses sujets : « soutenant les méchants, opprimant les bons, se conduisant en tyran, encourageant les vices, les blasphèmes, l’avarice, etc. » (356), « s’il opprime l’Église, s’il tue les âmes [par le mauvais exemple] » (357), « en dissipant les biens de l’Église » (359), « s’il agit manifestement contre le bien commun dicté par la charité envers l’Église militante » (360), la tyrannie, l’oppression, l’agression injuste (411), « en détruisant publiquement l’Église, » en vendant les bénéfices ecclésiastiques, et en troquant les offices (412).

 

Tout cela s’applique à de mauvais ordres (præcepta) – mais de mauvais ordres ne sont pas la même chose que de mauvaises lois (leges). Un ordre est particulier et transitoire ; une loi est générale et stable. (Pour plus de précisions, cf. R. Naz, “Précepte”, Dictionnaire de Droit Canonique, [Paris : Letouzey 1935-65] 7:116-17).

L’argument de Bellarmin et de Cajetan justifie seulement la résistance à de mauvais ordres d’un pape (vendre, par exemple, la charge pastorale d’une paroisse au plus offrant). Il ne défend pas l’idée qu’un pape, tout en conservant l’autorité qu’il reçoit de Jésus-Christ, puisse (par exemple) imposer une Messe sacrilège, protestantisée, à l’Église universelle, dont les membres pourraient alors lui « résister », tout en continuant à le reconnaître comme vrai pape.

 

 

II. Anti-Gallicanisme

Les auteurs traditionalistes ont encore déformé le passage en le sortant de son contexte. Il apparaît dans une discussion de saint Robert Bellarmin sur un problème sans absolument aucun rapport avec ceux auxquels sont confrontés les traditionalistes d’aujourd’hui : les arguments Protestants et Gallicans soutenant que l’Église ou le pape doivent être soumis à un roi ou à un concile général. Le passage en question ne fait qu’une seule phrase, dans un chapitre qui compte deux pages et demie de deux colonnes in quarto en petits caractères consacrées à ce sujet (cf. De Controversiis [Naples : Giuliano 1854] 1:413-18).

 

Plus précisément, le passage est tiré de la réponse de Bellarmin à l’argument suivant :

« Argument 7. Toute personne a le droit de tuer le pape s’il est injustement attaqué par lui. Donc, il est à plus forte raison permis aux rois ou à un concile de déposer le pape s’il met le trouble dans l’État, ou s’il essaie de tuer les âmes par son mauvais exemple. » (op. Cit. 1:417)

 

C'était la position des gallicans, qui plaçaient l’autorité d’un concile général au-dessus de celle d’un pape. Il est absurde d’affirmer qu’une phrase dans la réponse de Bellarmin à cet argument précis puisse justifier une « résistance » généralisée aux erreurs qui ont suivi Vatican II.

L’absurdité devient d’autant plus évidente quand vous remarquez que Bellarmin, aussitôt après cette unique phrase, cite le De Comparatione de Cajetan – dont les 184 pages in octavo furent écrites pour réfuter les erreurs du Gallicanisme et du Conciliarisme.

 

 

III. Une « Résistance » qui n'est pas Individuelle.

 

Replacée dans son contexte, qui plus est, la citation de Bellarmin ne justifie pas la « résistance » aux papes de la part d'individus – comme certains traditionalistes semblent le penser – mais la résistance de la part de rois ou de conciles généraux.

La position Gallicane, que Bellarmin réfute, affirmait qu’il est permis « à des rois ou à un concile » (licebit regibus vel concilio) de déposer un pape. Il n'est pas ici question de prêtres ou laïcs individuels.

 

Une fois encore, le sens de ce passage ressort clairement du chapitre 27 de Cajetan : « Les princes séculiers et les prélats de l’Église [principes mundi et prælati Ecclæsiæ], » dit-il, disposent de nombreuses moyens pour arranger une « résistance ou un obstacle à un abus de pouvoir [resistentiam, impedimentumque abusus potestatis] » (412).

Il est donc impossible de soutenir que Bellarmin et Cajetan traitaient de la question d’une résistance au pape de la part d'un catholique individuel.

 

 

IV. Saint Robert Bellarmin et le Pape Hérétique

 

Enfin, dans le chapitre suivant la fameuse citation (30), Bellarmin traite explicitement de la question : « Un pape hérétique peut-il être déposé ? » (An papa hæreticus deponi possit).

Bellarmin réfute les réponses données par différents théologiens, dont Cajetan, qui affirmait qu'un pape hérétique devait être déposé. Il fonde sa propre réponse sur le principe suivant : « Les hérétiques sont hors de l’Église avant même leur excommunication, et, dépourvus de toute juridiction, ils sont condamnés par leur propre jugement, comme saint Paul l’enseigne dans Tite 3 » (op. cit. 1:419).

Le saint conclut :

« La cinquième opinion est donc la bonne. Un pape qui est manifestement hérétique cesse automatiquement (per se) d’être pape et tête, tout comme il cesse automatiquement d’être Chrétien et membre de l’Église. C’est pourquoi, il peut être jugé et puni par l’Église. C’est l’enseignement de tous les anciens Pères qui enseignent que les hérétiques manifestes perdent immédiatement toute juridiction. »

Les écrits de Bellarmin, donc, soutiennent plutôt qu’ils ne réfutent le principe derrière la position sédévacantiste : un pape hérétique est déposé par le fait même.

 

V. Pour Résumer

 

L’idée que le célèbre passage de Bellarmin justifie la « résistance » à un vrai pape et en même temps « réfute le sédévacantisme » est fondée sur une ignorance du sens du texte et de son contexte. Il est temps que les traditionalistes cessent de diffuser des mythes aussi idiots.

Un vrai pape ne peut pas enseigner l’erreur doctrinale pendant des dizaines d’années ni promulguer une Messe sacrilège – il n'y a pas besoin de lui résister.

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